"Voies respiratoires"

Exposition "Underground", Fort Schoenenbourg, Alsace, France

 

Des « notes de bas de page » sont apposées sur les équipements d’aération du fort. Klaus Illi annote les « voies respiratoires » du bunker – des éléments bien précis du système de ventilation et d’aération – avec des remarques artistiques sous forme de photographies transparentes qui laissent voir du premier coup d’oeil des formations nuageuses ou des champs brumeux. Ces extraits photographiques datant tous de la Première Guerre mondiale à la fois beaux et fragiles ont quelque chose de menaçant : il s’agit en effet des premiers gaz mortels à avoir été employés au cours d’une guerre, comme le gaz de chlore, le phosgène, le gaz moutarde ou le cyanure d’hydrogène.

Si les photographies de Klaus Illi ne sont pas étrangères à une certaine esthétisation, elles n’en plongent pas moins le spectateur dans la situation proche de celle qu’a pu ressentir la victime. Les photos elles-mêmes et la fragilité du verre renvoient, dans le contexte de l’installation, à la fragilité de l’homme, à son dénuement, en faisant notamment écho à la dimension existentielle de la respiration, sans laquelle aucune vie ne tient pas plus de quelques minutes.

Dans l’ancienne pièce dédiée à l’assainissement de l’air, face à cet énorme filtre de charbon actif, le visiteur peut lire le mot inquiétant « gazé » et se retrouve devant une courte vidéo en noir et blanc de 1918 extraite des archives de l’Imperial War Museum de Londres. On y voit des soldats britanniques temporairement aveuglés et dont les yeux sont bandés suite à une attaque au gaz moutarde allemand. Les soldats avancent lentement en file indienne, chacun d’eux a la main posée sur l’épaule du soldat le précédant. Le souffle coupé correspond à l’aveuglement. Le lien de la respiration et de la perception, que l’on retrouve également dans « inspiration » (du latin spirāre, « respirer »), prend ici tout son sens.

 

Les travaux pneumatiques de Klaus Illi

 

Tout corps, créé artistiquement ou non, est en relation avec l'espace. Ceci est particulièrement clair lorsqu'on considère des oeuvres en trois dimensions.  Les travaux de Klaus Illi, par exemple, communiquent avec l'espace de par leur spécificité corporelle. En effet, leur matérialité se concentre exclusivement sur leur enveloppe, voire leur fine membrane, qui marque la frontière entre l'extérieur et l'intérieur de l'oeuvre.

 

Dans les installations pneumatiques de Klaus Illi, le corps, l'esprit et le temps sont combinés de manière à former une continuité. Le corps de la sculpture se creuse de plus en plus et l'air devient alors le matériau central de l'objet. Un système dynamique produit des évolutions cycliques proches de la nature, des évolutions dans lesquelles le rythme des objets qui respirent évoque des processus élémentaires de la vie.

 

L'installation cynétique et acoustique est interactive et elle réagit à l'approche de l'observateur, elle se met à respirer. Le système alterne aussi avec des phases de repos qui constituent un élément aussi essentiel que le mouvement. Car le début et la fin de ce mouvement créent la conscience du temps et de sa finitude.

 

Les parties techniques du travail ne sont pas cachées, bien au contraire. Elles constituent en effet un point important qui illustre le lien entre technique et nature, un lien qui évoque la problématique de la civilisation et du progrès. L'homme a toujours essayé de maîtriser la nature et la nature s'en défend quand elle le peut. Les travaux pneumatiques de l'artiste sont là pour suggérer une relation où nature - la respiration, la vie - et technique - l'appareil à respirer - travaillent ensemble sans se combattre.

 

Lorsque je m'approche d'une oeuvre pneumatique, il y a d'abord très spontanément le choc de la rencontre avec l'objet qui respire. Ce qui relativise une approche purement esthétique et me force à prendre conscience de mon propre corps comme moyen de perception et de compréhension. Comme je suis moi-même un être qui respire et que je n'existe uniquement qu'en tant que tel, je prends part involontairement à l'installation.

 

Rien ne me permet de mieux expérimenter mon isolement en tant qu'individu, ou au contraire mon appartenance à l'humanité, que ma propre respiration. Cela pourrait aussi être dit des autres perceptions de mes sens, comme la vue ou le toucher, par exemple. C'est lorsque consciemment je m'observe inhaler que je réalise, presque effrayé, que je suis aussi bien un être à part entière qu'un élément faisant partie d'un tout.

 

J'ai ressenti enfin les oeuvres de Klaus Illi comme un modèle de corps social, comme l'illustration d'une destinée commune. Aucun de ses objets n'est pareil aux autres, tous vont à leur propre rythme et pourtant ils se ressemblent tous dans leur relation avec l'espace et dans leur système respiratoire.

 

 

Par le Dr. Renate Wiehager, Villa Merkel, Esslingen

Texte tiré de: Kommunikation mit dem Raum. Zu den sculptural objects von Klaus Illi, Katalog Klaus Illi, Esslingen 1993. 

 

 


De l’art de respirer

Les actionneurs pneumatiques éveillent les sens

 

Sentir le souffle d’une machine – avec les équipements de respiration de Klaus Illi, la pneumatique se vit au sens propre du terme. Ces objets qui semblent respirer rappellent les phases élémentaires de la vie et intègrent l’observateur de manière interactive. Qu’il s’agisse d’écouter, de voir ou de sentir – tout son art, c’est de rapprocher l’homme et la machine.

« La respiration procure une double délectation : inspirer de l’air et expirer celui-ci … » Goethe avait déjà touché du doigt la question de la perception de l’air dans son propre corps. Malgré sa présence constante, l’homme ne prend conscience de cet élément que ­lorsque différentes pressions génèrent un échange d’air – que ce soit dans le corps humain, dans l’atmosphère ou dans une installation technique.

 

Le fait que l’on puisse à la fois entendre, voir et ressentir l’air, c’est ce que nous montrent les œuvres de Klaus Illi. A l’aide de constructions pneumatiques et de représentations artistiques, il interroge l’élément d’une manière tout à fait inhabituelle. Au centre, il place l’interaction de l’art, de la technologie et de l’environnement. Illi se sert de l’observateur comme d’un élément actif de ses objets d’exposition, créant ainsi l’interface, point de rencontre entre l’homme et la machine, là où tous deux se mêlent en un rapport de passion. Ce ne sont pas ses objets qui sont l’expression de l’art, mais le système d’interaction entre l’homme et la machine. L’artiste offre une multitude de possibilités d’interprétation. Et c’est justement cette multi-dimensionalité qui suscite la fascination du visiteur et lui donne la possibilité de développer son propre accès individuel aux travaux.

 

Lorsqu’on pénètre dans les salles d’exposition, des capteurs s’activent, déclenchant des processus de respiration, ou plutôt, de respiration arti­ficielle des objets. Par ses déplacements, c’est le visiteur lui-même qui déclenche le début – parfois surprenant – de la respiration, ainsi que le rythme de cette dernière. Plus il s’approche de l’objet exposé, plus cette respiration peut s’amplifier, au point, parfois, de devenir haletante. De la respiration superficielle à la profonde respiration abdominale, les variantes sont très nombreuses. Selon les déplacements du visiteur dans la pièce, les bruits de respiration se superposent, se repoussent en  s’alternant, formant des rumeurs d’avant et d’arrière plan et générant une sorte de concert de respiration. Des bruits de commutation rythmés interrompent les bruits récurrents d’aspiration et d’expiration de l’air, communiquant une ambiance d’intense activité, voire de travail, où se ressent en permanence la présence technique de la génération des mouvements respiratoires. De temps à autre, les sons s’arrêtent pour laisser place au ­silence. Illi place l’homme au centre de son travail en faisant de lui l’élément nécessaire de l’action. Son but : s’adresser mentalement et corporellement au visiteur, lui offrir le plus de possibilités d’associations possibles. Par une contemplation visuelle et acoustique des objets, mais aussi par le sens du toucher, celui-ci se voit plongé dans une interaction d’art et de technologie. La perception acoustique, visuelle et sensitive des choses se fondent en un véritable processus de reconnaissance.

 

Sculptures en air

 

Les œuvres sont posées au sol ou accrochées aux murs. Elles représentent des formes simples, généralement arrondies et sont constituées essentiellement de bois façonné. Sur chacun des objets exposés est tendue une membrane en caoutchouc ou en silicone. Lorsqu’elles sont soumises à une pression, elles se dilatent et prennent une forme convexe. Si, à l’inverse, on les soumet à une dépression, elles se gondolent vers l’intérieur, créant dans l’interaction entre l’air et l’espace une sensation délicatement perceptible. Les membranes agissent comme des lentilles ou des miroirs, réfléchissant les lumières dans l’espace ambiant. Galbées vers l’intérieur, certaines donnent une impression de photo intérieure. D’autres insufflent de manière aléatoire de l’air dans un instrument. Tous ces objets sont disposés individuellement, par paires ou en groupes. Alors que certaines membranes se déplacent indépendamment les unes des autres, d’autres sont animées de mouvements qui se marient en formes combinées. Elles peuvent s’insuffler de l’air mutuellement ou bien soulever un objet – par exemple une plaque de verre – et l’incliner dans diverses directions. Toutes ces actions ne sont pourtant jamais synchronisées, mais toujours l’image de l’endroit où se trouve le visiteur.

 

Ces objets forment en fait avec les tuyaux et les câbles qui conduisent à la commande centralisée et au compresseur tout un système cohérent et c’est cet ensemble qui permet ce processus de respiration rythmé et naturel. La centrale de commande du dispositif électro-pneumatique est un API de Festo, alimenté en informations par des cellules photoélectriques, des capteurs à ultrasons et des détecteurs de mouvements. L’API pilote les distri­buteurs pneumatiques situés sur les « organes de respiration ». L’animation de ces œuvres d’art n’est donc ni arbitraire, ni programmée. L’élément essentiel de tout ce travail, c’est la technique, qui se trouve dans un endroit séparé – mais exposé - de l’exposition.

 

« Je respire, donc je suis »

 

La respiration, c’est la vie. Cette considération existentielle est récurrente dans les installations respiratrices de l’artiste Klaus Illi. La conception technique des objets, ainsi que leurs revêtements, rendent la respiration visible, audible et tangible. Le rythme dont sont animés ces objets - qui semblent vraiment respirer - rappelle au spectateur les processus élémentaires de la vie. Il devient alors lui-même attentif à sa propre respiration, normalement inconsciente. A l’instar de la membrane, la peau humaine se tend à l’inspiration et se détend à l’expiration. Par ces installations, Klaus Illi incite le visiteur à se rappeler ces processus existentiels et – tout au moins pendant un court instant – à s’interroger sur les choses essentielles de la vie. 

 

 

 

© Text: Pneumatic World, Festo AG & Co. KG, 2000